Dans le cadre du quart d’heure national de lecture du 10 mars, Aurélie Dujarrier offre ce texte à la lecture.

#10marsjelis

La Rue

La rue : espace sans vraies saisons, longue. Pénurie d’arbres, d’herbe, faune et papillons. Tout est dans le catalogue météorologique. Vent, froid ou chaud, ciel bleu ou couvert, nuages, blancs ou gris, doux ou sombres, brouillard, pluie, drue ou fine, neige résistante ou vapeur d’eau. Gel à différents degrés négatifs. Le soleil chasse de toute façon la nuit. Les jours varient, les mois se ressemblent, sauf peut-être décembre qui clignote, la grosse étoile scintillante qui relie à ce moment-là, uniquement, les deux côtés de la rue.

Les seules traces d’autres êtres vivants, c’est quand tu marches dedans (la puanteur les jours de chaleur) mais aussi ces boules de poil animées derrière les vitres, leurs yeux obliques de félins scrutateurs qui suivent la crânerie du rat qui file rejoindre une poubelle municipale, la frustration du prédateur enfermé.

Une nuit. Je me suis couchée tôt. Dans mon sommeil, j’entends des cris. Les cris d’une personne. D’une femme. La rue et ses bruits d’humains et de moteurs, me dis-je. Je me réveille une première fois. Habituée, je me rendors. Persistance des cris d’alarme. Ma capacité citadine à trier les sons : graves ou anodins, empêche ou donne l’impulsion pour intervenir. Et aussi la peur d’être prise pour une indiscrète, une curieuse, la peur assomme les élans héroïques. Sans doute, cela raconte davantage – Ne pas entrer dans une situation de crise, de crainte d’être englobée ; fuir le malheur, qui est contagieux, s’attrape, craindre une contamination de la détresse des badauds. Heureusement, les sens et l’instinct ne s’encombrent pas de ces préceptes douteux. Oreilles en éveil, tympans tendus, digne héritage de notre époque animale.

Voix terrifiée d’une femme.

Je me lève ! Les peurs qui s’écrasent avec les draps rejetés au bout du lit. Je vais en urgence à la fenêtre guidée par les stries jaunes des persiennes, lumière de réverbères. Maudits volets ! Fermés pour confidentialité, ne pas être vu, merde! je ne peux pas voir dehors. Vite! celle de la salle de bain, transparente, pratique pour une fois. J’aperçois la silhouette d’où viennent les cris. Descendu quatre à quatre, l’escalier me lance vers la porte d’entrée, et m’extirpe de la zone paisible. Plusieurs personnes sont déjà autour de la femme alarmée.

Ce n’est pas la foule non plus : cinq. Un couple, deux femmes dont moi et la secourue qui raconte.

– Un homme pas très grand, avec une casquette à large visière, m’a suivie, dans un hall d’immeuble, m’a bousculée, je suis tombée, il s’est jeté sur moi. J’ai hurlé, me suis débattue, j’ai pu me dégager et partir en courant.

Le couple :

– On appelle la police.

Nous l’entourions, un cordon de sureté de corps en attendant les « renforts ». C’est alors que la casquette à large visière a surgi sortant du noir, sur le trottoir d’en face ! Genre loup sur les traces d’une brebis, chat qui scrute le trou de souris. Le culot ! La désinvolture ! L’assurance de l’agresseur ! Il avançait devant nous, puis nous dépassa tranquillement, après un ultime coup d’œil à la proie qui s’échappe. Nous avons resserré le cercle de protection en nous regardant intensément pour nous rassurer. A ce moment précis, j’ai réalisé que tous ces visages m’étaient inconnus, n’ayant jamais remarqué leurs présences, leurs habitations si proches de chez moi.

La rue, en connaître les façades par cœur, ses habitants demeurent des mystères. Pas la peine de m’auto-condamner, les trois autres ne me connaissaient pas non plus. De l’anonymat pour tous, à tous les étages. Cependant, un bon point humain après cette nuit des longs cris, l’horrible tentative et le pire évité par des voisins accourus.

Aurélie Dujarrier